Artiste peintre animalière du XIXèmesiècle, Rosa Bonheur est une icône de son temps, dont les toiles adulées lui ont permis d’acquérir une indépendance financière. Grande oubliée de la postérité, les archives conservées à son atelier de By-Thomery lui redonnent de sa splendeur. Lou Brault, co-propriétaire du château Rosa Bonheur, répond à nos questions.
Femmes d’art : Bonjour Lou Brault, pour ceux qui ne vous connaissent pas, qui êtes-vous ?
Lou Brault. Bonjour, je m’appelle Lou Brault et je suis co-propriétaire avec ma mère et mes deux sœurs du château Rosa Bonheur, ancien atelier et lieu de vie de l’artiste. Aujourd’hui, notre mission est de mettre en lumière son travail en développant le musée et en participant à la recherche sur ses archives, qui n’ont jamais été exploitées par le passé !
Femmes d’art. Qui était Rosa Bonheur ?
L.B. Rosa Bonheur est avant tout une femme incroyable qui a eu une vie extraordinaire. Au XIXème siècle, elle est parmi les artistes – hommes/femmes confondus – ayant vendu le plus de toiles et à prix d’or ! Les animaux et la nature sont ses sujets de prédilection. A l’époque, elle était très renommée : son nom apparaissait souvent dans la presse, les gens l’attendaient dans la rue, venaient la voir à son atelier… Elle créait des émeutes à chacun de ses déplacements.

Elle était très admirée par ses pairs et par des personnalités importantes comme la reine Victoria, Buffalo Bill, ou encore l’impératrice Eugénie. Elle a également vécu de manière indépendante, en refusant de se marier, en établissant une sororité, en portant le pantalon ou en construisant son propre atelier. Sa notoriété était vraiment internationale. Une des histoires que j’affectionne le plus et dont nous avons eu connaissance en triant ses archives est celle de la découverte de l’herbe à bison dans son atelier ! Fascinée par ces animaux après sa rencontre avec Buffalo Bill, Rosa Bonheur voulait représenter cette fameuse herbe sans jamais se rendre aux Etats-Unis. S’en suit une anecdote assez drôle où Anna Klumpke, son amie et future héritière, parvient à faire arrêter un train au milieu de la campagne américaine pour lui en cueillir – le conducteur du train ayant accepté car il était fan de l’artiste. Malgré cela, peu de personnes la connaissent aujourd’hui…
Des poupées à son effigie étaient vendues aux petites filles et des patrons de sa blouse aux femmes. C’était un peu la Beyoncé de l’époque.

Rosa Bonheur dans son atelier. Courtesy of Lou Brault.
Femmes d’art. D’où venait l’intérêt de l’artiste pour la peinture animalière ?
L.B. Son intérêt pour les animaux est apparu très tôt. A 12 ans, Rosa Bonheur a demandé à son père s’il était possible d’être reconnue en ne peignant que des animaux. Selon lui, la reconnaissance ne pourrait venir de son choix de sujet mais plutôt de son ambition d’élever sa peinture au rang d’Elisabeth Vigée Le Brun. C’est cette volonté qui l’a guidée tout au long de sa carrière.
Son approche de l’art animalier est novatrice car, à l’époque, les peintres ne cherchaient pas à représenter de manière fidèle l’anatomie de l’animal mais plutôt à en faire une métaphore, à l’instar de Jean de la Fontaine. Rosa Bonheur peint les animaux avec beaucoup de tendresse et non dans la souffrance, ce qui tranche également avec les scènes de chasse ou de combat habituelles. En tout cas, pour l’artiste, les animaux ont une âme et lorsque vous regardez ses toiles, c’est ce sentiment qui vous submerge.
Femmes d’art : Quelle était l’ambition des œuvres de Rosa Bonheur ?
L.B. Rosa Bonheur veut montrer, par sa peinture, que la femme est l’égale des hommes, bien qu’à l’époque, les femmes n’avaient pas les mêmes droits qu’eux (interdiction d’étudier aux Beaux Arts ou de peindre des corps nus). Elle ne craint pas de se consacrer à des sujets dits “masculins” en son temps, à savoir les chevaux et les tableaux de grande dimension, quitte à se heurter à la censure des acheteurs. Elle va même jusqu’à refuser des commandes pour réaliser la toile monumentale du « Marché aux Chevaux », exposée désormais au Met à New York, qui lui permit d’acquérir la reconnaissance internationale de la critique.

Le Marché aux Chevaux, Rosa Bonheur (1852-1855), conservée au Met, New York (licence creative commons sans copyright)
Théophile Gautier, écrivain et critique d’art du 19ème siècle, disait d’elle: « ça se voit qu’(elle) n’est pas là pour faire de la broderie mais pour peindre sérieusement comme un homme ». De même, l’impératrice Eugénie, en lui remettant la Légion d’honneur, déclare : « le génie n’a pas de sexe ». Cette pensée très avant-gardiste sur l’émancipation de la femme a toujours guidé l’artiste dans son travail mais également dans le choix de son mode de vie.
De nos jours, sa thématique des animaux et de la nature la rendent très moderne et nous commençons à peine à découvrir la dimension spirituelle de ses œuvres.
Femmes d’art : Quelle a été son influence sur la place des femmes dans l’art ?
L.B. Ce qui est certain c’est que les femmes de son époque étaient admiratives de son art et de son mode de vie. Rosa Bonheur avait vraiment à cœur de soutenir l’indépendance et l’éducation des femmes : elle dirigeait et enseignait le dessin dans une école d’art ouverte aux femmes et entretenait des correspondances avec de jeunes femmes artistes sur leur travail.
Dans les années 1970, son travail a fortement inspiré les féministes américaines dans les Gender Studies car elle a eu une carrière exemplaire, et a bénéficié des mêmes avantages qu’un homme : elle a pu signer ses œuvres en son nom, elle a eu des élèves et a gagné beaucoup d’argent. Mais pour le moment, c’est une artiste qui inspire surtout pour son mode de vie car l’art animalier souffre d’un manque de considération. En France, le XIXème siècle reste aussi très marqué par le mouvement des impressionnistes, laissant peu de place à d’autres courants.
Femmes d’art : Quel était le lien de Rosa Bonheur avec sa propriété de By-Thomery ?
L.B. Rosa Bonheur est une des rares femmes de son époque à acquérir une propriété en son nom et grâce à son travail. Elle s’y installe avec plusieurs amies, dont la famille Micas. En vivant entre femmes, en partageant leurs fortunes entre elles et en devenant héritières les unes des autres, elles fondent une sororité qui leur donne du poids dans la société de leur temps.
A son arrivée dans le château de By-Thomery en 1860, elle fait construire son atelier, qui a été conservé dans son état d’origine depuis. C’est un vrai sanctuaire pour l’artiste ! On y trouve ses pinceaux, sa blouse, ses animaux empaillés (le parc du château possédait plus de 200 animaux, dont des lions !) et sa dernière toile inachevée « Les chevaux sauvages fuyant un incendie ». Des élèves venaient également l’aider dans son atelier, ce qui lui a permis de mener à bien des projets ambitieux.
Ce que je trouve très émouvant à propos du château de By, c’est que ce lieu a protégé les archives et les histoires de femmes.

Rosa Bonheur dans le parc du château avec sa lionne Fathma. Courtesy of Lou Brault.
Femmes d’art : Quels défis avez-vous relevés pour entretenir la mémoire de l’artiste ?
L.B. Nous nous sommes battues trois ans pour financer ce projet car, pour de nombreuses personnes, Rosa Bonheur avait l’image « d’une peintre de vaches en provenance d’un petit village ». En tant que femmes, nous devions aussi nous imposer et convaincre de la valeur de notre projet. Après avoir hérité de tout son patrimoine, Anna (Klumpke) avait déjà dû se battre pour que l’artiste ne tombe pas dans l’oubli mais restait persuadée que cela n’arriverait pas. Pourtant, l’Histoire ne lui a pas donné raison…
C’est vraiment la postérité qui a enterré Rosa Bonheur et qui l’a fait disparaître.

Le château Rosa Bonheur à By-Thomery. Courtesy of Lou Brault.
Femmes d’art. Quelle est la vocation du château Rosa Bonheur aujourd’hui ?
L.B. Récemment, le château Rosa Bonheur a gagné en visibilité avec la visite du Président de la République et grâce à notre participation à la mission Patrimoine de Stéphane Bern. Cela nous a permis de renforcer notre collaboration avec les pouvoirs publics. En plus du musée consacré à Rosa Bonheur, nous organisons des événements pour faire connaître le château et soutenir la création artistique. Notre priorité est également de développer un pôle recherche pour accueillir des chercheurs du monde entier et faire vivre la mémoire de l’artiste. Avec quatre greniers remplis d’archives à trier, nous avons encore de nombreux trésors à découvrir. C’est un grand chantier passionnant !
Pour en savoir plus:
“Rosa Bonheur: sa vie, son oeuvre” par Anna Klumpke (1908)
Site internet du château Rosa Bonheur
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