L’artiste plasticienne Adrianna Wallis est la dépositaire officielle des lettres perdues. Après une exposition aux Archives Nationales, elle présentera son travail autour de ces Lettres ordinaires lors de la Nuit des Idées le 28 janvier prochain*. Des mots précieux qu’elle a pu lire, faire découvrir, et rendre universels.
Femmes d’art. Bonjour Adrianna, pour ceux et celles qui ne vous connaissent pas, quel est votre parcours ?
Adrianna Wallis. J’ai commencé par faire une école de commerce après le bac. Puis, j’ai travaillé dans le design de marque, j’étais en contact avec des créatifs sans avoir cette casquette-là. J’ai ressenti une forme de frustration, un manque de stimulation intellectuelle, créative. Au même moment, je voyais une exposition de Louise Bourgeois à la Tate Modern de Londres. À cet instant-là, je me suis dit “Ok d’accord, c’est ça l’art contemporain. Il faut que je me renseigne”.À l’époque j’habitais à Barcelone et j’ai commencé les Beaux-Arts à 27 ans. Comme j’ai eu mes deux enfants pendant le cursus, j’ai jonglé entre la maternité et les études. En 2013 j’ai été diplômée et je me suis installée dans le Vercors, où j’avais grandi. Depuis je travaille et produis depuis mon atelier, mais je m’inspire dès que je viens à Paris. Dans un train, quand je suis en contact avec des gens, c’est là que les idées viennent.


©MVerret
Femmes d’art. Vous avez présenté une exposition intitulée Les Lettres ordinaires aux Archives Nationales de Paris, de quoi s’agissait-il ?
A.W. J’y présente le résultat d’un travail qui a commencé en 2016, lorsque je me suis demandé où vont les lettres perdues impossibles à acheminer, quand l’adresse du destinataire est erronée ou qu’elle n’existe pas. Pour le savoir, j’ai pu passer une semaine dans le “Service client courrier”, centre de recherche de La Poste à Libourne, où j’ai découvert que les lettres sans indice permettant de les ré-acheminer étaient détruites. Ça m’a interpellé, que ces mots d’anonymes, d’inconnus, puissent disparaître. La première lettre que j’ai lue était celle d’un homme qui dévoilait son homosexualité à sa tante. Moi, j’étais là, au milieu de cette histoire. J’avais dans les mains des morceaux de vie. Toutes ces lettres que je lisais m’ébranlaient, tout d’un coup, est-ce que je n’étais pas en train de devenir la destinataire de ces mots ?
J’ai réussi à convaincre La Poste d’arrêter de recycler ces lettres et de me les céder pour un travail artistique. Je suis devenue la dépositaire “irrévocable” de tous ces mots. Dans l’exposition des Archives on voit les œuvres que j’ai imaginées à partir de cette matière.
Il y a notamment une vidéo dans laquelle je demande aux employés de la salle dite des Lettres ordinaires de Libourne de répondre oralement, sur le vif, à deux lettres que j’ai sélectionnées. On peut également assister à une longue lecture des lettres rendue possible par un relai de plus de cent volontaires, les Liseurs. Ils viennent simplement leur donner voix. Le public peut s’allonger, rester là pendant des heures à écouter.
Il y a aussi des enveloppes aux adresses volontairement fausses, imaginaires, avec l’idée de donner juste un indice, pour que le spectateur imagine quelle lettre il aurait écrite à la Rue de la Demande de Pardon.
Ou encore des œuvres plus plastiques, qui ont servi d’exutoire, pour me décharger de tous ces mots que j’avais lus, notamment Froissements, qui sont de grands cyanotypes. Comme une transposition de la lettre à taille humaine, j’ai froissé de grandes feuilles contre mon corps pour y imprimer les aléas, les plis.

©Adrianna Wallis

©Adrianna Wallis
Cette exposition est l’occasion de faire aboutir ces lettres qui sont dans un entre-deux, qui flottent, toujours à la recherche d’un destinataire. Les faire entendre, c’est les faire résonner.
Femmes d’art. Comment ce travail autour des Lettres ordinaires résonne-t-il avec d’autres de vos œuvres ?
A.W. J’ai réalisé une œuvre qui s’appelle Les Soliloques (2015) où j’ai enregistré des heures de femmes qui marchent dans la rue et qui font dérouler leurs pensées. Le résultat est assez proche de ce qu’il y a dans les lettres : j’avais une femme qui sortait de chez le psy, une autre qui sortait de chez le notaire et qui divorçait de son mari, tout ça ponctué de « … des radis, des courgettes, j’espère que Jonathan aura pensé à prendre du pain pour le dîner etc… ». C’était un peu avant le buzz de la charge mentale.
J’ai décidé d’exposer l’œuvre aux Archives Nationales. Il y avait un contraste entre les archives qui sont là pour conserver à tout jamais des documents écrits, figés, et celles, plus éphémères et relatives parce que simplement sonores des Soliloques.
Femmes d’art. Être une femme artiste est un débat au cœur de l’actualité culturelle, comment le ressentez-vous ?
A.W. Je crois qu’au départ les choix que j’ai fait m’ont été en partie dictés. On m’a dit « fais une école de commerce, ça t’ouvrira plus de portes », donc j’ai fait une bonne école. J’ai tenté les Beaux-Arts sur les conseils d’un prof de peinture que j’avais à Barcelone… Après le concours, quand j’ai été prise, j’étais tellement heureuse, là je savais que c’était ce qu’il fallait que je fasse. Je me suis laissée guider et j’ai trouvé mon chemin. Maintenant je me dis que c’était une évidence, si je mets autant d’énergie dans ces œuvres c’est que je dois chercher quelque chose. Que je sois un homme ou une femme c’est ma personnalité, c’est mon histoire. En revanche, quand je vois qu’il y a beaucoup moins d’artistes femmes représentées lors des grandes foires, qu’elles gagnent moins d’argent… je me demande parfois “Est-ce que ça aurait été plus simple si j’étais un homme ?”.
Femmes d’art. Quels sont vos projets futurs ?
A.W. Parmi les milliers de lettres que j’ai lues, certaines étaient totalement illisibles. Dans ces lignes graphiques, j’ai compris que même sans les mots, les sentiments transparaissent. En allant un peu plus loin, je me demandais si le simple fait d’être en contact avec du papier, de le fabriquer, de le toucher, n’était pas suffisant. J’ai été formée à la fabrication du papier par un couple franco-japonais. Un peu comme pour les cyanotypes froissés, il peut se passer plein de choses durant la fabrication. Je viens chercher l’accident, le tamis tombe par terre, il y a une bulle d’air, et j’en profite pour décharger dans du papier tout ce que j’ai lu.
*Retrouvez Adrianna Wallis le 28 janvier de 20h à 21h sur Live Magazine dans le cadre de la Nuit des Idées. Attention, l’événement sera disponible pour 24h seulement !
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