En changeant de paradigme, les peintres femmes deviennent des actrices de l’histoire de l’art et sortent ainsi de l’oubli.
Du 3 mars au 4 juillet 2021, le Musée du Luxembourg présente « Peintres femmes 1780-1830. Naissance d’un combat », une exposition qui regroupe près de 80 oeuvres d’artistes femmes parmi lesquelles Elisabeth Vigée-Lebrun, Marguerite Gérard, Marie-Guillemine Benoist ou encore Constance Mayer. Une volonté forte de replacer le travail de toutes ces femmes dans une époque clé, qui voit ces invisibles obtenir enfin une reconnaissance. Martine Lacas, commissaire de l’exposition, revient sur ce moment charnière de l’histoire de l’art.
Femmes d’art. Bonjour Martine Lacas, pour ceux qui ne vous connaissent pas, quel est votre parcours ?
Martine Lacas. Bonjour, je suis Docteur en histoire et théorie de l’art, écrivaine, enseignante… je suis également titulaire d’une maîtrise d’études cinématographiques et je m’intéresse particulièrement à l’image et à la question de sa représentation. En 2015, j’ai écrit un livre sur les femmes peintres de la Renaissance au XIXème siècle. C’est dans ce contexte que j’ai été contactée pour m’occuper du commissariat de cette exposition.

Julie Duvidal de Montferrier
Autoportrait © Beaux-Arts de Paris, Dist. RMN-Grand Palais / image Beaux-arts de Paris
Femmes d’art. Quelle est votre approche du métier de commissaire d’exposition ?
M.L. C’est une première expérience pour moi ! J’ai vécu ce rôle avant tout comme un travail collectif dans lequel je me suis impliquée à chaque étape de sa réalisation. Mon parcours non linéaire m’a permis de collaborer avec les différentes équipes, comme lors de la réalisation du story board des films de l’exposition. La réalisation de la scénographie avec Loretta Gaïtis était vraiment primordiale. J’ai souhaité qu’elle soit contemporaine et non l’objet d’une reconstruction historique. Je ne veux pas que les femmes soient une curiosité ! En tant qu’historienne de l’art, j’ai également apporté un soin particulier à la recherche documentaire.
Femmes d’art. Justement, avez-vous rencontré des difficultés pour réunir des œuvres de peintres femmes de cette période ?
M.L. : Non, la vraie difficulté était d’en faire une sélection pertinente et de pallier à certaines contraintes techniques (transport, fermeture des musées), notamment dues à la crise sanitaire.
Femmes d’art. Quelle est l’ambition de l’exposition ?
M.L. Cette exposition questionne le processus d’invisibilisation des peintres femmes à cette époque. Je souhaite montrer que leur absence de visibilité n’est pas due au manque de qualités plastiques de leurs œuvres, ni à leurs conditions sociales, mais plutôt au récit historique. Ma volonté, au travers de cette exposition, est aussi de révéler la richesse de leurs talents, de leurs parcours et de leurs stratégies de carrière. Contrairement aux Gender Studiesdes années 70, mon parti pris est de ne pas envisager ces femmes uniquement au travers de la grille sociologique. Je trouve que parler d’« art féminin » est dangereux car cela nous enferme dans l’essentialisme. Cette pensée vise à considérer les femmes comme un genre ou comme un groupe traité dans l’ensemble, sans différences de parcours. Le meilleur hommage à accorder à ces femmes est enfin de les considérer comme des peintres !

Elisabeth Louise Vigée Le Brun
Autoportrait de l’artiste peignant le portrait de l’impératrice Maria Féodorovna (1800) © Saint-Pétersbourg, Musée de l’Ermitage
Pour défaire le récit dominant de l’histoire de l’art, il est nécessaire de comprendre sur quels documents son discours est fondé.
J’ai également voulu aborder la question du genre historique. Le XIXèmesiècle est souvent traité comme une succession de « grands » mouvements de la peinture, avec des « grands» héros masculins comme David ou les « 3 G » (Gérard, Gros, Girodet). Cette approche écarte, par exemple, l’influence des artistes femmes sur le Romantisme. Pourtant, avant l’émergence de ce courant, elles se sont intéressées à la scène de genre, à la thématique de l’intime ou aux paysages pittoresques, qui en sont des caractéristiques. Malheureusement, ces sujets étaient perçus par la critique de l’époque comme le reflet d’un « art féminin » et « mineur ». En changeant de paradigme, les peintres femmes deviennent des actrices de l’Histoire de l’art et sortent ainsi de l’oubli.
Femmes d’art. Pourquoi avez-vous choisi spécifiquement la période de 1780 à 1830 ?
M.L. C’est une période charnière pour les peintres femmes. Au cours de cette période, plusieurs phénomènes, issus de la Révolution Française et de la philosophie des Lumières, convergent. Ils permettent l’émergence d’un débat sur l’accession des femmes au monde de l’art. Entre autres, nous observons l’engouement du public pour l’art, le développement de ce marché, avec la multiplication des salons, et celui de la presse, qui se fait l’écho de ces transformations. J’ai voulu montrer, qu’au cours de cette période, les peintres femmes sont sujettes à débat, à critique mais aussi à éloge. En tout cas, elles sont bien présentes dans l’espace de création artistique.
Femmes d’art. Qu’est ce que vous a apporté l’étude de la documentation ?
M.L. Grâce à la recherche documentaire, nous avons pu remettre en cause certains postulats de cette époque. Par exemple, nous savons par la presse que, bien avant les ateliers Julian ou Colarossi de la fin du XIXème, les femmes étudiaient le nu dans les ateliers. L’approche selon laquelle elles n’ont pas pu recevoir cet enseignement, ce qui a rendu impossible leur connaissance de l’anatomie et donc la production de toiles « majeures », peut ainsi être débattue. En tout cas, pour défaire le récit dominant de l’Histoire de l’art, il est nécessaire de comprendre sur quels documents son discours est fondé. Je me suis beaucoup référée, en ce sens, aux travaux de Paul Ricoeur « Temps et Récit ».
Femmes d’art. Quels grands changements connaissent les peintres femmes au cours de cette période ?
M.L. Nous observons surtout la professionnalisation de leurs vocations artistiques et leur présence, même si encore minoritaire, dans l’espace de production (salons, ateliers, écoles d’art). Dans les registres des salons, nous constatons que les artistes femmes y exposent leurs œuvres, qui sont achetées et collectionnées. Elles effectuent aussi des commandes publiques et enseignent la peinture dans de nombreux ateliers (ateliers Cogniet, Gérard ou d’Hortense Haudebourt-Lescot). L’entrée d’Elisabeth Vigée-Lebrun et d’Adélaïde Labille-Guiard à l’Académie Royale des Beaux Arts est aussi fondamentale car elle conduit à la féminisation des écoles d’art.

Hortense Haudebourt-Lescot
Autoportrait (1800) © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Mathieu Rabeau
Dans le cadre de cette exposition, c’était aussi essentiel pour moi d’intégrer des œuvres d’hommes pour montrer à la fois leur soutien ou leur hostilité à la cause des femmes artistes de cette époque. Sortir de la querelle des sexes est le véritable enjeu !
Femmes d’art. Pensez-vous qu’il reste encore des combats à mener pour les femmes artistes de nos jours ?
M.L. Je pense que l’approche essentialiste, qui veut réduire les artistes femmes à leur genre, est toujours présente. C’est une vision étroite et contre-productive. Aujourd’hui encore, je trouve que les expositions sur les artistes femmes se limitent trop souvent à leurs œuvres majeures ou de qualité. Nous ne nous posons pas la question pour un artiste masculin. Le jour où nous pourrons montrer à la fois des œuvres médiocres et de qualité dans une approche purement historique nous parviendrons à sortir de ces rapports de genre. Dans le cadre de cette exposition, c’était aussi essentiel pour moi d’intégrer des œuvres d’hommes pour montrer à la fois leur soutien ou leur hostilité à la cause des femmes artistes de cette époque. Sortir de la querelle des sexes est le véritable enjeu !
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