Les transformations physiques du corps sont un sujet inépuisable d’inspiration pour Estelle Hanania. Avec l’exposition It’s Alive !, la photographe revient sur 10 ans de collaboration avec la metteure en scène et chorégraphe Gisèle Vienne et s’interroge ainsi sur les mécanismes qui façonnent l’identité. Dans un monde ultra-connecté où la perception du réel est mise à mal et les besoins d’expression renforcés, la réflexion quasi-spirituelle qu’offrent ces images est d’autant plus bienvenue… Portrait en 6 points.

L’étude des transformations physiques
Diplômée de l’Ecole des Beaux Arts de Paris en 2007, Estelle Hanania choisit la photographie comme moyen d’expression et s’intéresse très tôt à ce qui constitue l’identité en donnant une place centrale à la figure humaine. Des séries présentant sa rencontre avec des jeunes hommes travestis en femmes (drag queens) lors de son passage à Java ou encore un jeune ventriloque durant son voyage avec Gisèle Vienne aux Etats-Unis témoignent de l’intérêt qu’elle porte aux transformations du corps.

Estelle Hanania. Courtesy of the artist.
Je m’intéresse surtout aux transformations physiques du corps. C’est une évidence pour moi que nous sommes différents dans la ville ou sur une scène. À java, je les ai {ndlr : les drag queens} d’abord vu sur scène hyper maquillées, hyper impressionnantes ensuite je les ai rencontrées en tant que jeunes hommes, ce n’était plus les mêmes. La ventriloquie offre aussi un rapport à l’identité hyper trouble et un degré de complexité encore supérieur.
Sa collaboration avec Gisèle
Le livre et l’exposition It’s Alive ! continuent d’aborder la thématique des transformations physiques et créent un pont entre deux univers convergents mais dont les processus de création diffèrent. C’est en 2008 qu’Estelle rencontre la metteure en scène et chorégraphe franco-autrichienne Gisèle Vienne, philosophe et marionnettiste de formation, et que l’idée d’un travail photographique autour de ses spectacles émerge. Un an plus tard, Estelle est invitée à prendre des photos lors d’une représentation mais son regard se matérialisera hors champ, dans les coulisses.
Je n’ai pas fait de photos pendant la représentation mais ensuite en dehors du spectacle, j’ai fait toutes les photos que je voulais et le résultat nous a pris par surprise car nous ne savions pas à quoi nous attendre. Le travail en dehors du spectacle était plus improvisé.
Il faudra attendre 2015 pour qu’un projet de livre voit le jour et trois années de plus pour l’éditer. Pour la photographe, le défi était de parvenir à réunir les nombreux clichés de cette collaboration sans en faire un livre de spectacles mais en proposant un angle nouveau autour de l’œuvre de Gisèle Vienne.

Estelle Hanania. Courtesy of the artist.
Le but n’était pas de faire des chapitres ou de le réduire à un listing de pièces de manière chronologique mais de tout mélanger et cela a bien fonctionné. J’aime vraiment que le résultat brouille un peu les pistes et ne soit pas trop didactique, en tout cas dans le cœur du livre ; l’index est là pour çà. J’ai voulu appréhender ce livre comme si c’était un monde dans lequel j’avais glissé et qui était totalement libre. C’était un pari mais je pense que c’est ce qu’il fallait faire.
Rassurez-vous, l’exposition en cours ne marque pas un point final à leur collaboration mais pourra donner lieu à de nouveaux dialogues entre la photographie et le spectacle vivant à l’avenir :
J’adore le travail de Gisèle car c’est très visuel et ce n’est jamais la même chose, ce qui m’intéresse et me donne des défis à relever.

Estelle Hanania. Courtesy of the artist.

Estelle Hanania. Courtesy of the artist.
Son rapport à la photographie et son processus de création
La photographie permet également à Estelle d’être mobile durant la chorégraphie et de proposer un angle différent de celui du spectateur lorsqu’il assiste à la représentation. Son approche créative se veut spontanée, libre et instinctive. Cela diffère de l’élaboration des chorégraphies de Gisèle, qui sont le fruit de recherches structurées et de mouvements millimétrés.
De cette rencontre entre la photographie et le spectacle vivant mais encore entre l’animé et l’inanimé, nous parviennent des images qui troublent notre perception du réel. En figeant l’instant et le mouvement, la photographie permet aussi de créer une tension qui se retrouve tout d’abord au cœur du travail de Gisèle puis dans les images d’Estelle. Cette tension est aussi présente dans l’accrochage de l’exposition et se matérialise dans le choix conscient de placer des images se rattachant au réel, comme des objets identifiés de la vie quotidienne, à côté d’autres images d’un univers complètement fantastique. C’est d’ailleurs ce qui contribue à placer ses images dans un univers de fiction, rempli de mystère et de magie, plutôt que de leur conférer un style documentaire.
Ce qui m’intéresse quand je fais de la photographie, c’est de laisser une grande part à l’imaginaire et de mettre l’accent sur le vrai du faux, ce qui est le décor et ce qui est la réalité. Il y a une tension, une friction entre l’irréel et le réalisme. Ma mission est de retranscrire cela.
Son rapport aux femmes et à elle-même
La collaboration avec Gisèle lui permet de représenter des corps de femmes, transformés par le processus de la danse, dans toute leur variété, qu’ils soient grands et généreux, plus petits et frêles mais aussi androgynes ou extrêmement féminins. Le regard d’Estelle porte notamment sur le corps des femmes, dont il est l’outil et l’expression de leur personnalité, mais est tout autant attiré par la féminité qui se dégage de certains hommes. Son travail ne s’attache pas au genre en soi et recherche l’objectivité, contrairement à certains hommes photographes (mais aussi certaines femmes) qui ont un rapport par exemple sexualisé aux femmes, nous confie-t-elle.

Estelle Hanania. Courtesy of the artist.
Tout m’intéresse : une femme introvertie et plutôt androgyne ou un homme qui se transforme en femme de manière extraordinaire. Je me laisse une marge de manœuvre dans ce que je photographie mais je le fais toujours dans le respect de l’identité de la personne. Mon style ne vient pas du fait que je sois une femme photographe mais plutôt des sujets que je choisis de photographier.
Les sujets qui composent ses images fonctionnent comme une sorte de « portrait chinois » de la photographe et lui permettent de comprendre son rapport au monde, ce qui l’attire et l’intéresse. La recherche de l’identité propre de chacun de ses personnages renvoie à une quête de singularité, ancrée depuis toujours en elle.
C’est sans doute parce que j’ai une sœur jumelle, que la question de la singularité est très importante pour moi. J’ai cherché tout le temps à me différencier.
Son rapport aux technologies et à l’image
Sans être phobique des technologies, Estelle utilise principalement les pellicules et les tirages argentiques pour les limites et les contraintes qu’elles imposent. Pendant le confinement, la photographe s’est toutefois essayée davantage à l’utilisation du support numérique mais elle se méfie de « l’hémorragie d’images » que cela permet et qu’elle perçoit également sur les réseaux sociaux. Un des ses projets en cours s’interroge d’ailleurs sur notre rapport aux réseaux sociaux et à la volonté de certaines personnes de l’utiliser pour se montrer ou se transformer. Elle suit pour cela une jeune maquilleuse qui utilise les réseaux sociaux et son art pour créer des personnages extrêmes, ce qui la fascine. Affaire à suivre donc !

Diamantino Quintas, tireur argentique de l’exposition It’s Alive !, dans son laboratoire.
Ses inspirations
En dehors de sa collaboration avec Gisèle Vienne, Estelle Hanania apprécie le travail de nombreuses femmes photographes mais puise aussi son inspiration dans l’univers de l’écriture ou du cinéma italien au travers de l’œuvre de l’écrivaine Elsa Morante ou de la réalisatrice Alice Rohrwacher, qui possède, selon Estelle, un « univers magique, tout en simplicité » et un « regard esthétique particulier dans un monde très masculin » agissant comme un « véritable coup de poing ». Cette analyse n’est d’ailleurs pas si éloignée de la perception que l’on peut avoir de son propre travail.
Pour vous en faire une idée, retrouvez l’exposition It’s Alive ! à la MEP jusqu’au 25 octobre et son dernier livre It’s Alive !, publié aux éditions Shelter Press.
Retrouvez également le travail d’Estelle Hanania sur instagram et sur son site internet ainsi que celui de Gisèle Vienne sur son site internet.
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