Interview croisée : Hélène Guenin et Géraldine Gourbe, co-commissaires de l’exposition “Les Amazones du Pop” au MAMAC (Nice)

par | dim, 10, 2020 | Expositions

Avec les Amazones du Pop, c’est tout un pan de l’histoire de l’art qui est à nouveau révélé.

Géraldine Gourbe

philosophe, critique d'art

Pour ses 30 ans, le MAMAC (Musée d’art moderne et contemporain) de Nice met à l’honneur plus d’une cinquantaine de femmes artistes issues du Pop Art et du Nouveau Réalisme, dont Niki de Saint Phalle – dont le musée possède pas moins de 200 oeuvres – Evelyne Axell, Ángela Garcia, Jacqueline de Jong, Judy Chicago ou encore Marion Baruch. “She-Bam Pow POP Wizz ! Les Amazones du Pop”, comme un clin d’oeil au morceau “Comic Strip” de Gainsbourg. Derrière cette grande exposition, deux femmes et une ambition : celle de présenter une histoire relue d’un mouvement qui n’a retenu qu’une majorité d’hommes. Les Amazones du Pop prouvent que les femmes étaient bien là, elles aussi, et qu’elles ont porté un regard particulier sur leur époque. Interview croisée d’Hélène Guenin, directrice du MAMAC et de Géraldine Gourbe, philosophe et critique d’art.

Femmes d’art. Pourquoi avez-vous souhaité ne montrer que des femmes artistes issues du Pop Art et du Nouveau Réalisme ?

Hélène Guenin. Le musée fête ses 30 ans cette année, cette exposition est une façon de rendre hommage à son histoire et à ses collections. Le MAMAC a ligne forte, axée autour du Pop et du Nouveau Réalisme. C’est une façon de rendre compte du face à face entre la France et les Etats-Unis dans les années 1960, où les trajectoires de nombreux artistes ont été liées. Lors de son inauguration, en 1990, le musée a exposé des oeuvres qui rendaient compte de cette effervescence. J’ai eu envie de faire un retour en arrière, en donnant un twist contemporain à cette exposition anniversaire, et en soulignant la contribution énorme des artistes femmes. Depuis des années, on raconte une histoire du Pop au masculin, mais il manquait un pan essentiel. L’idée est venue ainsi, avec la volontée de mettre en avant une figure clé dont le musée possède 200 oeuvres : Niki de Saint Phalle. Elle est un peu notre cheval de Troie pour entrer dans cette histoire du Pop, relue à travers l’apport des artistes femmes. J’ai donc très rapidement contacté Géraldine Gourbe pour travailler ensemble. 

Dorothy Iannone. The Next Great Moment In History Is Ours, 1970, sérigraphie sur papier. Courtesy de l’artiste et Air de Paris, Paris. © Photographe : Jochen Littkemann

Femmes d’art. Qu’avez vous découvert en préparant l’exposition ? 

Géraldine Gourbe. Lorsqu’Hélène Guenin m’a demandée de travailler à ses côtés pour concevoir l’exposition, j’avais très peu de noms de femmes artistes pop en tête. Lorsque nous nous sommes mis au travail et avons fait des recherches, nous avons trouvé plus de 75 noms de femmes artistes Pop, aux Etats-Unis bien sûr, en Grande Bretagne, c’est assez attendu mais en Espagne, en Italie, en Pologne, en Hongrie, en Allemagne, en Grèce… cela l’est beaucoup moins ! Avec les Amazones du Pop, c’est tout un pan de l’histoire de l’art qui est à nouveau révélé.

Femmes d’art. Quelle est l’histoire racontée par cette relecture du Pop ? 

GG. C’est l’histoire d’un monde en noir et blanc (la France mais plus largement l’Europe de l’après – Seconde guerre mondiale) qui va petit à petit prendre des couleurs et s’affirmer davantage dans la possibilité d’un monde de demain : égalitaire, pacifique, écologique et où les ressources sont abondantes et partagées. Hélène et moi pensons que cette archéologie d’un « monde de demain » donne du grain à moudre pour toutes les personnes qui cherchent aujourd’hui à comprendre ce qui nous arrive. Et nous pensons que nous sommes un certain nombre !

HG. Les artistes femmes ont porté sur le Pop un regard très engagé, sur le monde et l’actualité. On imagine le Pop comme un univers cool, lisse, fait de sujets superficiels, ancrés dans la société contemporaine et dans une certaine forme de superficialité. En utilisant les codes visuels du Pop, les femmes artistes ont en fait posé un regard très spécifique sur plusieurs enjeux liés à l’actualité de l’époque, dont l’un les concerne directement : la place des femmes dans la société des années 1960. C’est une forme de revendication à travers l’art, une quête d’indépendance. Nous avons également été frappées en constatant qu’elles portaient également un regard positif, constructif. Plutôt que d’être anti-guerre, elles s’affichent alors pro-pacifisme… 

Femmes d’art. Au fil de l’exposition, on peut aussi découvrir, à côté des artistes, des héroïnes, comme Jane Fonda par exemple. Pourquoi ce choix ?

GG. Effectivement, Jane Fonda n’est pas une artiste au sens plasticien du terme. Hélène et moi avons tenu à ce que la Pop Culture ait une place centrale dans l’exposition. A côté de grands tableaux ou d’installations immersives, on peut trouver des extraits de films populaires comme Barbarella – issue de la bande dessinée de Fred Forest – jouée par Jane Fonda. Dans ce sens, Jane Fonda participe à l’incarnation et à la diffusion de la culture Pop ainsi qu’à un certain empowerment d’Amazones du Pop. Nous la retrouvons dans d’autres sections : notamment lors de ses prises de positions contre la guerre du Vietnam. L’émancipation ne vaut que si elle est pensée conjointement par et pour tou.te.s : femmes, enfants, homosexuel.le.s, peuples colonisés, communautés indigènes… On appelait cela la « Paix dans le monde » dans les années 1960 et on y aspirait vraiment.

Rosalyn Drexler, The Dream, 1963, Acrylique et collage papier sur toile, Courtesy de l’artiste et de la Garth Greenan Gallery, New York, © ADAGP, Paris 2020, Tous droits réservés.

Femmes d’art. Quelle résonance les oeuvres présentées ont-elles avec l’époque que nous vivons ?

GG. Elles disent que les formes d’utopies, les pensées d’un monde autre ont autant leur place dans notre monde que celles de la dystopie et de l’apocalypse.

HG. Les oeuvres sont complètement en résonance avec notre époque. C’est cela qui est passionnant dans cette décennie des années 60. Elle comporte, en germes, des enjeux qui aujourd’hui ont une forme d’actualité, même si elle est différente. La façon dont nous avons construit l’exposition permet de la lire comme un moment historique, générationnel, et nous avons voulu que le visiteur, de manière directe ou subliminale, fasse des liens avec l’époque que nous vivons. Le mouvement #MeToo a fait ressortir un certain nombre d’enjeux, mais nous sentons aussi un agacement autour du féminisme, et un appel à une véritable égalité des droits. Ces artistes se sont affirmées à un moment où, en France, il était impossible d’ouvrir un compte en banque sans l’autorisation de son mari ou de son père…

Femmes d’art. Certaines de ces oeuvres n’ont pas été comprises à l’époque, notamment des féministes. Pourquoi ?

GG. Une esthétique conceptuelle – rigoriste – primait à l’époque et ne collait pas avec les formes élégiaques du Pop Art. Les textes pour penser le féminisme étaient très influencés par un marxisme et les théories de Lacan. L’esthétique proposée se voulait davantage engagée dans les formes à l’image d’un réalisme-social… Et plus simplement : quand on est une jeune génération et que l’on souhaite s’affirmer, on prend comme contre-exemple ses aînées. Ça reste d’actualité, non ?! 

HG. Quand la première vague de féminisme est arrivée, le travail des femmes artistes du Pop a été regardé de façon rapide. On a pu dire d’elles qu’elles utilisaient le même vocabulaire que les hommes, beaucoup ont pensé qu’elles ne faisaient que reproduire les archétypes masculins du désir et de la disponibilité des femmes. Alors qu’en réalité, ces femmes utilisaient justement les outils des hommes pour critiquer la représentation de la femme. Ces oeuvres ont été incomprises dès le départ, c’est pourquoi les générations suivantes ont été davantage valorisées. Cela a contribué à l’invisibilisation pendant des années, de ce travail. 

Martha Rosler, Isn’t It Nice or Baby Dolls, from the series Body Beautiful, or Beauty Knows No Pain, ca. 1967-1972, Photomontage, Courtesy de l’artiste et de la Galerie Nagel Draxler, Berlin/Cologne, Tous droits réservés.

Femmes d’art. Quelles sont les oeuvres incontournables de l’exposition ?

GG. Question difficile… Disons qu’il y a dans l’exposition des artistes dont on trouve plusieurs oeuvres : Nicola L, Kiki Kogelnik, Evelyne Axell, Louise Nevelson, Lourdes Castro, Dorothy Iannone… mais c’est sans compter sur  d’autres femmes artistes qui n’ont pas toujours eu les moyens ou la confiance pour stocker leurs oeuvres et dont les quelques rares pièces qui nous parviennent laissent entrevoir une puissance de création. C’est un des grands problèmes auquel nous sommes confronté.e.s aujourd’hui pour reconsidérer toute une histoire de l’art patriarcale et blanche ! Il est bien là le « vieux monde » !

HG. Kiki Kogelnik, qui a travaillé autour de l’imaginaire de corps flottant dans l’espace. Nicola L, qui a imaginé des morceaux de corps qui deviennent comme des meubles, entre design et sculpture. Martha Rosler, dont on peut voir les photocollages autour de la guerre du Vietnam. Et bien sûr Niki de Saint Phalle, qui a été une pionnière. Elle est l’une des premières à s’être affirmée dans l’espace public, dans un monde d’hommes. Elle a créé des gestes iconoclastes comme ses tirs, participé à l’invention du multiple, oeuvre accessible profondément Pop. Et bien sûr, toutes les autres !

Propos recueillis par Marie-Stéphanie Servos

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